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Dimanche matin, le Prince... Edito

dimanche 24 mars 2019.
 
Dimanche matin, le Prince...
Edito
Dimanche 24 mars


C'est un dimanche étrange qui commence. Le mimosa du square a fleuri pendant la nuit. Mon canari s'est carapaté sur une île. J'ai une fièvre carabinée. La gueule de bois. Trop bu de ce vin jaune hier soir.

Je me lève. Et je te bouscule. Tu ne te réveilles pas. Tu me dis que tu es malade, que tu as la jaunisse. Sur toi je remonte le drap. J'ai peur que tu aies froid. Ta main caresse mes cheveux. Et tu sursautes. Tu me dis que tu entends des voix, là, derrière mon dos, sur le boulevard. Et je les entends à mon tour ces voix. Ces cris.

C'est un dimanche étrange, traversé par un nuage de pollen or qui irise toute la ville.

Alors je m'habille très vite. Je t'embrasse. Tu te rendors. Je sors de la chambre. Tout seul je bois mon café. Je suis en retard. Sans bruit je quitte la maison. Je dévale les escaliers. Tout est jaune dehors.

J'ai peur.

Des gens hurlent sur le boulevard, vagues puissantes, périphériques. Des palettes brûlent contre un restaurant de luxe. Des yellowcabs brûlent contre une banque d'affaire. Des manifestants s'attaquent aux boîtes aux lettres de la Poste, d'autres vomissent une bile jaune sur un cordon de policiers et de militaires qui les encerclent, les chargent brutalement, les repoussent à grands coups de boucliers et de nerfs de bœuf, les relèguent dans une impasse, un cul-de-sac comme jadis ces bagnards porteurs d'un passeport jaune qu'on repoussait dans des outremers, à perpétuité condamnés à l'opprobre. Lie de la société.

Je relève le col de mon ciré citron. Je sais que toute la journée, je vais jouer à faire semblant. Je vais sourire. Je vais même rire jaune. Jaune, couleur des traîtres. Il y a de cela des siècles. Je le sais. Je l'ai lu. On barbouillait le portail de leurs maisons, on les marquait au fer jaune. Jaune, couleur des maudits, des inférieurs -il n'y a pas si longtemps- nés sous, épinglés d'une mauvaise étoile.

J'ai peur.

Vais-je continuer à vivre dans cet étrange dimanche ?

Au milieu des ces milliers de gens en gilets stabilo qui veulent et gueulent : « Dégage ! » à ce Président omniscient, hors-sol, tout juste résident de notre République comme le chantait si bien Bashung. Veulent et gueulent qu'il s'en aille. Lui et toute sa clique. Et battront le pavé jusqu'à sa démission. Et affronteront arroseuses et engins blindés, lacrimos, gaz, grenades et LBD et qui sait, un jour, mitraillettes et canons. A grands coups de pavés. De colères. De dignités.

Je remonte le boulevard, la mer n'est pas loin, brouillée par le pollen. Jaunie jusqu'à l'écume. Je débouche sur la Promenade et ses grands hôtels, ces anciens palais de villégiature où de riches Anglais alanguis se foutent bien du Brexit, où des dynasties entières de Saoudiens se reposent avant de rallier la Principauté en hélico, où des oligarques russes se saoulent comme des Polonais.

Mais des cordons de policiers et de militaires m'interdisent de passer. Bloquent la Promenade de leurs mâchoires serrées, de leurs corps carapaçonnés. Des riverains m'apprennent que le Président est là, dans un palace, avec le Maire et qu'ils attendent un chef d'état, le chef d'un pays qui trouve son origine dans la vallée du fleuve jaune. Décidément. Les goûts et la couleur...

C'est un étrange dimanche. Nauséeux.

Je bifurque, rejoins vite la grande place d'où partent toutes les manifestations, où des manifestants entourent une manifestante, bousculée, victime de la charge d'un cordon répressif. Elle saigne. Inerte. Muette. Muselée. Traumatisée. Fracturée. Les secours arrivent, des gens pleurent.

Est-ce que je veux vivre, est-ce que je vais vivre chaque jour, chaque dimanche à venir dans cette atmosphère martiale?

J'en refuse l'habitude.

Marc Le Roy